Cela fait près de 10 ans que vous avez créé votre agence de conseil, dixit.net, vous avez écrit 3 ouvrages, coordonné le programme « territoires pilotes de sobriété foncière », et exploré plusieurs villes pendant 5 ans en France et à l’international ; quel est selon vous le frein majeur au changement de notre système de production urbain dont l’artificialisation des sols est un des symptômes majeurs ?
D’abord, la sobriété foncière ne veut pas dire grand-chose : derrière ce terme se trouve une diversité d’acteurs, de territoires, et d’interprétations, chacun définissant la sobriété foncière à sa façon, et c’est une très belle chose. C’est peut-être l’un des premiers points essentiels que je retiens :
Alors que la recette de l’étalement urbain est une recette mondialisée, sous forme de produits immobiliers standardisés, de consommation massive de sols agricoles, et d’appétence pour le neuf ; les modèles plus sobres de fabrication et de transformation du territoire qui répondent aux besoins économiques, sociaux et écologiques, sont eux, divers et situés.
La deuxième chose, c’est que le frein fondamental est moins une question de financements, d’outils juridiques, de disponibilité d’acteurs ou de compétences techniques, qu’une question de constat partagé : celui d’une impasse dans laquelle la fabrique de la ville est enferrée, ainsi qu’une forme de certitude qu’une autre façon de faire est possible. Actuellement, on assiste à un bouleversement qui est le triple effet d’une prise de conscience de notre fragilité avec la pandémie et tout ce qui s’en suit, que ce soit la crise écologique ou les ruptures d’approvisionnement ; d’un cadre réglementaire provocant avec le ZAN ; et puis d’une crise immobilière qui met au défi des pratiques établies. Dans ce contexte, les acteurs sur le terrain sont plus ou moins conscients de cette crise, avec en plus une capacité de passage à l’acte qui est différenciée.
Ce constat n’est donc pas évident, alors qu’il est premier : la sobriété foncière commence par le fait d’être d’accord sur le problème avant de trouver la solution.
Mais les dernières années ont été marquées partout par une vraie avancée de la prise de conscience des enjeux, c’est un des beaux cadeaux du ZAN.
D’où l’importance du récit, que vous utilisez dans vos livres, dans la mise en marche du changement ?
La mise en récit est l’un des moyens de cette prise de conscience, mais il n’est pas le seul. Je crois surtout en la pédagogie du concret, c’est ce qu’on a fait avec Territoires pilotes de sobriété foncière : c’est-à-dire d’aller fouiller dans les espaces disponibles dans les territoires, de réactiver des usages, et même parfois se poser la question de la pertinence de faire. Je crois beaucoup en la mise en situation, et le partage des expériences.
Pour la rédaction de votre livre – je pense notamment au chapitre sur la canopée – avez-vous travaillé avec d’autres disciplines que la vôtre ? Avec des sciences du sol par exemple ? Si oui, comment cela a-t-il modifié votre regard ?
Oui, évidemment, la pratique de l’urbain passe nécessairement par la pluridisciplinarité. Dans ma pratique j’ai beaucoup appris d’écologues, de paysagistes, d’ingénieurs en sols pollués et de plein d’autres métiers. La ville, de toute manière, n’est pas l’exercice d’un seul, c’est un sport collectif qui nécessite des regards différents. On découvre et on redécouvre périodiquement la nécessité de mieux appréhender le vivant, le social, etc. Cela étant, la pluridisciplinarité n’est pas selon moi de cumuler cinquante enjeux parallèles, mais plutôt, lorsqu’on est dans une démarche de projet, de trouver un fil rouge. Il y a l’addition des compétences mais surtout le fait de savoir les faire parler, ce n’est pas tout à fait la même chose et ce n’est pas le plus facile. Si l’urbanisme est un métier c’est peut-être celui-là : la capacité de mettre en musique les compétences. Cela étant dit, comme praticien, cela fait vingt ans que j’ai « les mains dans la terre », c’est-à-dire des reconversions de friches industrielles polluées, des questions de densification, et je suis bien sûr allé voir d’autres professionnels. J’ai constaté que sur l’ensemble du panel des grands chantiers de l’adaptation que j’aborde dans mon livre, il y a du boulot pour tout le monde, chacun des acteurs peut se reconnaître quelque part. D’ailleurs certains font déjà et je leur donne la parole, mais la question reste celle du passage à l’échelle.
Ce passage, ce n’est pas seulement faire un peu plus que ce qu’on fait déjà, mais plutôt changer de pratiques, ce qui pose la question de la « transition » au sens premier du terme : non pas la croissance verte, mais le passage d’un point A à un point B, soit l’accompagnement des organisations dans leurs stratégies et des professionnels dans leurs montées en compétences.
Vous recommandez une politique foncière plus affirmée, qui dépasserait sa seule fonction anti-spéculative pour contrôler la destination du foncier à long terme, comment imaginez-vous cela concrètement ? Notamment pour les espaces non artificialisés à conserver ?
Des exemples concrets il y en a, notamment autour de la dissociation bâti/foncier, et plus particulièrement des tentatives de régulation des usages. En effet aujourd’hui, l’inflation des prix et l’étalement de la ville excluent certains usages ; à la fois le logement social et abordable, les espaces verts et arborés, l’activité productive y compris dans la périphérie de nos villes : ce sont des formes de gentrification à la fois sociales pour le logement et fonctionnelles pour les usages. Il apparaît de plus en plus que seule la propriété du sol, dans ces différentes formes, permet de garantir la pérennité d’un usage face aux pressions du marché. On assiste donc dernièrement à des formes de rupture sur les régimes de propriété : moins un contrôle des prix que le fait de garantir un usage par une maîtrise du sol. Cela peut prendre différentes formes : du foncier public, une logique de commun, une structure qui n’est pas nécessairement publique mais qui a une gouvernance associée à la pérennisation d’un usage. On observe notamment des ruptures importantes sur le foncier agricole : le travail de Terres de liens, celui que fait le conseil départemental du 44 sur le périmètre de l’ancien projet d’aéroport de Notre Dame des Landes, autour d’Annemasse on ne vend plus de foncier économique mais ailleurs des EPCI sont en train de délibérer sur le fait de conserver une propriété publique continue du sol.
Et pour les espaces qui n’ont pas d’“usages” actuellement ? Les tourbières, les zones humides, comment s’insèrent-elles dans cette nouvelle politique foncière ?
L’absence de valorisation économique de ces espaces, qui s’observe aussi sur l’activité économique productive qui est moins valorisée que l’activité commerciale, doit nous conduire à renoncer à leur valorisation économique et à considérer que ces espaces sont essentiels pour des besoins collectifs ; quand vous construisez une école, vous renoncez aussi à une valorisation économique du sol.
Ce n’est pas du tout aberrant, on s’est toujours collectivement assis sur des considérations financières pour des usages qu’on considère essentiels. Et à l’évidence il y a une montée de la prise de conscience de l’importance des "usages" écologiques.
Il y a d’ailleurs déjà des espaces sur lesquels ça a généré des valeurs, permis par la loi sur la compensation écologique.
Je crois que vous émettez des réserves sur la « compensation » ? Pouvez-vous expliciter ?
Au sujet des futures compensations ZAN, les opérateurs qui se mettent dans des logiques de compensation sont donc en recherche d’espace, ce qui pose plusieurs questions : où renaturer ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Comment s’assure-t-on de la préservation de ces espaces et de leurs fonctions écologiques sur le long terme ?
L’enjeu clé est la propriété pérenne et la gestion durable de tous les espaces et les usages, y compris les usages non humains et espaces non bâtis.
Sur le ZAN, on voit émerger des textes suffisamment compliqués pour permettre aux avocats et aux consultants de bien vivre, pour inventer à la fois la règle et son mode de contournement. Il y aura une ingénierie de tout cela, on va tester, on va se planter, on va se rendre compte que ce n’est pas à la hauteur, on va renforcer, et peut-être qu’à un moment on va se dire qu’il faut simplifier. Mais ce que mesurent d’ores et déjà les acteurs c’est que la ressource en espace est par nature limitée, notamment quand il y a une course pour l’aménagement dans les territoires tendus, pour la compensation de l’aménagement, pour la production alimentaire, pour la production d’ENR qui est consommatrice de sol, pour la production de matière organique.
Il y aura une telle concurrence pour trouver des sols de compensation que de toute manière il vaut mieux éviter.
Y a-t-il une particularité des questions foncières dans leur difficile transfert dans le débat public ?
Je ne suis pas tout à fait d’accord : 1977, Pisani. Il dit à peu près tout. Je pense que le défi pédagogique n’est pas sur le foncier, même si le travail que fait l’ITF sur le passage d’un foncier 2D à un foncier 3D est essentiel, mais sur la fabrique de la ville en général. La question de l’artificialisation des sols est centrale, mais elle n’est qu’un symptôme d’un dysfonctionnement plus global de la fabrique de la ville. Donc lutter contre l’artificialisation comme le fait le ZAN c’est à la fois extrêmement important et se tromper de cible, car il ne faut pas confondre la fièvre et la grippe. Et aujourd’hui, il y a toujours un contrat social basé là-dessus, sur ce cycle inventé au début des années 1970 et qui a décollé au milieu des années 80, selon lequel la vie normale d’un ménage qui réussit passe par la location d’un appartement, un premier enfant, un deuxième enfant, puis un pavillon neuf dans la périphérie. C’est une belle histoire, mais elle doit changer.
Cela étant, lutter contre l’artificialisation des sols impose de faire la ville autrement, donc l’effet induit est intéressant. Il faut juste être conscient de ce système de cause-conséquence, et qu’ainsi à partir du moment où l’on reste sur une pédagogie de la consommation d’espaces, on ne permet pas aux acteurs d’avoir une compréhension globale de l’ensemble des dépendances.
En même temps, n’est-ce pas paralysant de voir qu’on a tout à changer ? On pourrait se dire que par induction, mettre des contraintes par le sol réduit la construction de routes, qui induit des changements de pratiques de mobilité, et enfin de forme urbaine ?
Je ne dis pas qu’il ne faut pas interdire, je dis qu’il faut expliquer pourquoi on interdit : si on lutte contre l’artificialisation des sols c’est à la fois pour préserver les sols, mais aussi pour provoquer un changement de mode de développement urbain. Soyons conscients de cette question-là, qui nécessite une couche de pédagogie en amont sur le système de production de la ville : par exemple, le fait que l’infrastructure routière précède la ville, donc que non seulement elle consomme souvent du foncier naturel, mais elle va surtout permettre de faire un nouveau lotissement plus loin par la fluidification des axes. Et les professionnels, les élus et les citoyens comprennent ces causalités, ils comprennent aussi qu’il y a quelque chose qui ne va pas, il y avait suffisamment de gens sur les ronds-points pour nous le dire.
Beaucoup de choses se jouent au niveau des collectivités et des territoires ; les documents d’urbanisme marquent des objectifs de long terme, et les élus locaux sont au premier plan de l’objectif ZAN. Est-ce qu’on peut faire campagne aux municipales sur la protection des sols en 2026 ?
Peut-être embarquerons-nous davantage les citoyens en partant de leur situation : l’autonomie ne passe-t-elle pas par le fait d’habiter en centre bourg et de pouvoir descendre à pied chercher le pain et voir du monde ? N’est-il pas plus simple que nos enfants se rendent à l’école en vélo ? N’est-ce pas souhaitable de renoncer à des mètres carrés et d’autoriser l’ajout d’un étage à sa maison pour gagner en proximité aux services publics et à l’emploi et en espaces publics renaturés ?
Ce que je décris là, c’est une ville plus heureuse à habiter, pour tout le monde, à travers une régulation des prix permise par une maîtrise publique des sols. Cette maîtrise permet la diversité d’usages, la résilience face aux risques naturels en restaurant la vie et les fonctions écologiques des sols, la décarbonation de notre économie.
En fait, la préservation des sols est un co-bénéfice d’une transition plus globale de la fabrique de la ville, qui nous amène simplement à une ville plus vivable.
Ce sont pourtant des discours qui sont déjà là : le modèle du tout-voiture est discrédité depuis quelques années en termes de durabilité, et pourtant ça ne prend pas. A l’inverse, certains élus nous expliquent qu’il est unificateur de parler de biodiversité, car certains y sont plus sensibles.
Bien sûr, il faut en parler, mais je pense que pour avoir des masses critiques, il faut aussi parler du problème plus global, de la question des modes de vie associés, car les gens sentent bien qu’il y a un problème, qu’ils ne vont pas tous pouvoir acheter une Tesla, que le chauffage du pavillon pose des soucis, qu’il y a trop de bagnoles garées devant... En fait, les transitions que nous devons faire, par exemple préserver les sols, nécessitent des transitions qui sont toutes positives pour les gens : l’objectif à terme c’est une ville de la proximité, avec plus de nature, plus équilibrée, sans spéculation sur le prix du foncier. Il y a de nombreux sujets sur lesquels il va falloir faire des efforts, mais il se trouve que sur la fabrique de la ville, la promesse est celle d’une ville plus agréable à vivre, donc allons-y et parlons-en.
La ville qu’on est obligé de faire se trouve être la ville qu’on voudrait déjà habiter, alors commençons par ça, ce qui n’empêche pas de parler de biodiversité, de services écosystémiques des sols et de carbone. Ça ne s’appelle pas mettre en récit, ça s’appelle faire de la politique, et aujourd’hui nous en avons plus que besoin.